La Nudité à travers les âges - suite et fin
Nul peuple n'a professé un plus grand respect pour le corps humain, nul ne lui a rendu un plus grand culte que cette nation grecque dont Renan a dit que
"seule elle découvrit le secret du beau et du vrai, la règle de l'idéal."
Comment ne pas répéter avec le poète:
J'aime le souvenir de ces époques nues, Dont Phébus se plaisait à dorer les statues.
Comment ne pas "regretter pour jamais de n'avoir pas connu cette jeunesse enivrée de la terre, que nous appelons la vie antique." (Pierre Louys)
Lorsqu'on fait l'éloge de l'antiquité, 0n a coutume d'associer la civilisation romaine à la civilisation grecque.
Elles sont, en réalité, très différentes : les Grecs étaient des artistes, les Romains furent des administrateurs.
Ils prirent aux Grecs le flambeau divin, mais trop souvent, dans leurs mains rudes, il ne fut qu'une torche fumeuse.
Caton redoutait pour ses concitoyens la civilisation hellénique.
Peut-être avait-il raison.
Elle ne triompha jamais complètement de leurs instincts grossiers et sanguinaires : ils la corrompirent, elle devint la servante de leurs débauches.
Le culte phallique dégénéra.
De nombreuses coutumes témoignent encore, cependant, de sa pureté primitive.
C'est ainsi, d'après saint Augustin, qu'à Lavinium le phallus était couronné de fleurs par la mère de famille la plus respectable.
Aux derniers jours de mars, les dames romaines le portaient en procession du mont Quirinal au temple de Vénus Erycine.
Mêmes processions pendant un mois à Lavinium, où les femmes se couronnaient de phallus entrelacés.
"Sous Auguste, dit Festus, on rendait à ces idoles un culte religieux et saint, et les femmes romaines venaient, la tête voilée, leur offrir des sacrifices."
Les vestales, les vierges par excellence, les vénéraient.
Au rapport de Pline, les empereurs les plaçaient devant leurs chars de triomphe. Citant une autre particularité du culte phallique, saint Augustin doit reconnaître que c'était un usage considéré comme très honnête et très religieux parmi les dames romaines :
"more honestissimo et religiosissimo matronarum."
Le même sentiment explique que des mimes nus figuraient aux funérailles.
On sait qu'aux Lupercales (février), les prêtres de Pau couraient nus dans les rues et les femmes qui désiraient enfanter présentaient leur ventre nu aux coups des lanières en peau de bouc.
Au IVème siècle de notre ère, le philosophe Jamblique croyait encore que les idoles phalliques amenaient l'abondance et la fécondité, mais le peuple romain avait perdu le sens primitif de ces symboles.
Le phallus était devenu un préservatif contre le mauvais œil et la sorcellerie, et son culte dégénéré donnait lieu à des débauches contre lesquelles s'élevèrent les écrivains chrétiens.
Il faut noter, d'ailleurs, à côté de ce culte d'importation, des survivances du tabou primitif. Le caractère, à la fois impur et sacré, qu'il imprimait à la nudité, nous le retrouvons dans ces croyance rapportées par Pline et d'après lesquelles
"1a grêle, les tourbillons, les éclairs même seront écartés par une femme nue lorsqu'elle a ses règles.
Il en est de même pour toutes les autres formes d'orage, et sur mer une tempête sera apaisée par un femme qui se dévêt, même si elle n'a pas ses règles.
En toute saison, si une femme se met nue pendant ses règles et marche autour d'un champ de blé, les chenilles, les insectes, vers et vermines tomberont des grains de blé."
C'est la même influence du tabou qui oblige les Romains à conserver le cache-sexe.
Les vieux Romains le portaient au lieu de tuniques, les paysans pour travailler aux champs, les artisans quand ils s'exposaient à la chaleur du four, les enfants sous leur tunique à l'école et les esclaves quand il servaient nus.
Hommes et femmes au bain, d'après Martial Cincinnatus reçut les délégués du Sénat dans son champ, vêtu du seul cinctus.
Au champs de Mars, les guerriers, pour s'exercer, revêtaient une sorte de jupon court. Les acteurs portaient le subligaculum à la scène, mais il s'agissait alors de véritables caleçons ajustés, richement ornés ( plus faits pour attirer l'attention que pour dissimuler, comme c'est, l'usage aujourd'hui dans le music-hall).
La conséquence, c'est que la nudité conserva toujours à Rome, dans l'esprit du peuple, sinon de l'élite, quelque chose d'impur.
Domitien (81-96) fit juger et mettre à mort une femme qui s'était dépouillée de ses vêtements devant la statue de l'empereur.
Domitien, au temoignage de Suétone, était des plus corrompus, mais il posait au moraliste et le geste qui, à Athène avait valu à Phryné l'acquittement, à Rome entraîna une condamnation à mort.
Ce qui montre bien la différence de civilisation, c'est qu'en Grèce la nudité triompha au gymnase, centre d'éducation ; à Rome, aux thermes, lieu de plaisir.
Habillés presque entièrement de laine, Grecs et Romains avaient besoin de bains fréquents, mais les Grecs usaient surtout de bains froids.
Ce n'est que vers le Ièr siècle de notre ère que l'usage des bains chauds se répandit en Grèce.
Aristophane les regarde comme un luxe blâmable. Socrate n'en prenait qu'avec modération.
Les Romains de l'Empire, au contraire, abusèrent des bains chauds.
Certains se baignaient jusqu'à sept ou huit fois par jour, et les empereurs Commode et Gallien restaient dans le bain une partie du jour et de la nuit.
Certes, il est possible, comme le remarque Montesquieu, que les habitudes d'hygiène, notamment l'usage des bains froids, aient permis aux soldats romains de s'aguerrir et de résister aux différents climats sous lesquels ils combattirent.
Les bains de soleil devaient également contribuer à les fortifier.
On sait que les thermes romains possédaient un solarium où les corps étaient exposés tantôt directement aux rayons solaires (solem asum), tantôt après une onction d'huile (sol tunctus).
"A présent, déclare Sénèque, si les étuves ne sont ouvertes et disposées de manière qu'elles aient le soleil toute la journée, si l'on ne se hale en se lavant, et si de la cuvette on ne voit à découvert la campagne et la mer, on dit que ce sont des tanières et des grottes."
Ce n'était pas là simple "snobisme". Les Romains connaissaient les bienfaits de l'héliothérapie.
Celse la conseille, comme Coelius Aurelianus et Antyllus. Pline le Jeune dit de Vestricius Spurina:
"Sitôt que l'heure du bain était venue, il allait se promener tout nu au soleil si l'air était calme, puis jouait longtemps à la balle."
Son oncle, le naturaliste, prenait également des bains de soleil en été, après lesquels il se lavait à l'eau froide.
Que les Romains aient retiré de tels usages de nombreux bienfaits, ce n'est pas contestable, mais aux thermes mêmes, sous l'Empire, on se souciait moins d'hygiène que de volupté.
Caligula (37-41) avait lancé la mode d'y souper, et cette mode entraîna de nombreux excès.
D'après Dion Cassius, ce serait Agrippa, gendre d'Auguste, qui aurait, le premier, établi à Rome des bains mixtes ; mais des abus se produisirent.
Les prostitués y donnèrent, le soir, rendez-vous, de sorte qu'Adrien (117-138) ordonna que les lavacra fussent séparés.
Marc-Aurèle (161-180) confirma cet édit.
Héliogabale (218-222) l'abrogea, mais il fut rétabli par son successeur Alexandre Severe (222-235).
Sans doute, d'ailleurs, ne s'y conforma-t-on pas, car nous voyons Justinien (527-560) prescrire à son tour que les sexes devaient être séparés même dans les bains particuliers. Seul le mari était autorisé à se baigner avec sa femme.
Quoi qu'il en soit, durant tout l'Empire, les Romains eurent la passion du bain.
Sous Constantin (306-337), on comptait à Rome plus de 900 établissements balnéaires et certains étaient de véritables palais.
Les thermes de Caracalla pouvaient contenir trois mille personnes.
Les thermes de Dioclétien dix-huit mille, d'après les calculs du Dr Cabanes.
De nombreux objets d'art les décoraient. tels que le groupe du Laocoon qui vient des thermes de Titus, l'Hercule et le Taureau Earnèse des thermes de Caracalla.
Aux thermes de Dioclétien se trouvait la bibliothèque Ulpienne.
Sous leurs portiques, comme en Grèce, ou s'exerçait aux jeux du corps et de l'esprit, mais en Grèce les bains dépendaient du gymnase, à Rome le gymnase dépendait des bains.
Les écrivains chrétiens des IIIème et IVème siècles ont souvent déclamé contre le scandale des thermes.
On pourrait suspecter leur témoignage, mais Pline lui-même accuse les bains d'avoir causé la décadence de l'Empire.
En réalité, il y eut d'autres causes, et plus graves, de décadence, mais il n'est pas niable que souvent les thermes devinrent des lieux de débauche.
La nudité ne saurait en être tenue pour responsable, mais plutôt la crainte de la nudité.
Nous avons vu, en effet, que même au bain les Romains gardaient une sorte de caleçon ou subligaculum.
C'était ainsi conférer à là nudité totale une sorte d'attrait pervers, qui explique le succès des mimes se découvrant sur la scène.
On sait qu'aux jeux floraux des femmes mimes se déshabillaient ainsi et Yalère Maxime rapporte qu'un jour que Caton d'Utique y assistait, le peuple n'osait demander qu'elles se dévêtissent.
Caton, prévenu par un de ses amis, quitta le théâtre pour ne pas priver la foule de son divertissement habituel.
Mais cette gêne du peuple devant l'homme vertueux est significative.
Elle prouve que la populace, à Rome, était encore soumise à l'influence du tabou sexuel et qu'elle jouissait du spectacle de la nudité fournie d'un plaisir défendu.
L'attitude du sage Caton indique, au contraire, que l'élite était affranchie des anciennes superstitions.
Une fois de plus, nous constatons que la pudeur agit en raison inverse du degré de civilisation.
Aussi, quand les grandes civilisations méditerranéennes disparurent, la pudeur devint-elle toute-puissante.
On a coutume de rendre le christianisme responsable de ce changement. Il n'en fut pas le fauteur, mais la victime.
Le christianisme primitif n'avait pas horreur du nu.
On ne trouve pas dans l'Evangile la moindre condamnation de la nudité, qui, cependant, était de rencontre quotidienne dans la Judée hellénisée.
Le Christ lui-même n'apparaît-il pas nu dans le Tombeau?
C'est ainsi, sans aucun vêtement, qu'il est représenté sur un sarcophage du musée de La tran (IVème siècle), sur la chaire de Ra venue (VIème), au baptistère des Ariens et à celui de la cathédrale de Ravenue, sur un bas-relief de la cathédrale de Monza (VIIème) dans une peinture du cimetière de Pontien (VIIIème).
Sur la croix, c'est entièrement nu que Jésus devrait être représenté, comme l'affirme saint Ambroise, conformément à la tradition et à la vérité historique, puisque l'usage était de dépouiller complètement les condamnés.
Pourquoi les premiers chrétiens auraient-ils été choqués par la vue d'un corps dans lequel ils reconnaissaient non seulement l'œuvre de Dieu, mais son image et sa ressemblance?
Dans les peintures des catacombes figurent de nombreuses nudités.
Non seulement des personnages bibliques : Adam et Eve, Jonas, Isaac, Daniel, Tobie. Jésus enfant et Jésus baptisé sont nus, mais nus encore les génies, les amours et les images pastorales des saisons, premier germe de cette abondante flore humaine qui s'épanouira sur les vitraux et dans les sculptures des cathédrales.
Mais il y a plus : loin de bannir la nudité, les premiers chrétiens l'associaient aux cérémonies purificatrices.
Comme les Hébreux, d'ailleurs, à qui la loi ordonnait de se baigner avant tout acte pieux.
On sait que jusqu'aux abords du XIIIème siècle, le baptême était conféré par immersion, ce qui impliquait la nudité complète.
Et l'on ne songeait pas à se cacher.
On baptisa d'abord dans les rivières et les fontaines.
Saint Jean baptisait dans le Jourdain.
Saint Paul baptisa Lydie, marchande de pourpre, près de la ville de Philippes.
En Angleterre, saint Augustin et saint Paulin baptisèrent de même dans des rivières.
Saint Apollinaire et saint Victor baptisèrent au bord de la mer.
Depuis Constantin (313), le baptême fut donné dans les baptistères.
Il était conféré aux adultes, deux fois par an chez les Latins, aux vigiles de Pâques et de la Pentecôte.
C'est dire qu'une foule d'hommes et de femmes nus se trouvaient assemblés. Généralement les deux sexes étaient séparés, le diacre présentant à l'évêqne les cathéchumènes nus, les diaconesses l'emplissant ce ministère pour les femmes.
Toutefois, Agilulphe, roi des Lombards, et sa femme Théodeliule furent baptisés dans la même vasque.
Sur une toile peinte de Reims est représenté le baptême de Clovis.
Celui-ci et les Francs qui l'accompagnent sont complètement nus, tandis que les dames de la cour se pressent sur leur passage.
La toile est du XVème siècle, mais elle montre quel souvenir ou conservait alors du baptême primitif.
"Après immersion, les chrétiens étaient oints de l'huile sainte comme les athlètes,"
dit saint Jean Chrysostome, et saint Cyrille de Jérusalem affirme qu'
"aucune partie du corps n'était exceptée."
En dehors même du baptême, les premiers chrétiens accordaient au bain et à la nudité qu'il impliquait une vertu purificatrice.
C'est ainsi qu'ils se baignaient pour se laver de leurs péchés.
"Quarc ad balneum post peccatum curris?"
demande sain Jean Chrysostome.
(Pourquoi cours-tu au bain après avoir pêché).
Ils se baignaient, de même, avant d'approche-des sacrements.
Aux vigiles des principales fêtes les clercs devaient se baigner; ils étaient assisté chacun d'un balneator et l'évêque présidait à ces bains liturgiques (cette coutume fut conservée dans les monastères soumis à l'obédience de Cluny).
Aussi n'est-il pas surprenant de voir des saint fréquenter les thermes.
L'apôtre Jean, au témoignage de saint Irénée, fréquentait les bains publics d'Ephèse.
Dans leur lettre aux chrétiens d'Asie, les fidèles de Lyon et de Vienne mettent au nombre des persécutions la privation du bain .
Le pape saint Martin, exile en Crimée, faisait entendre la même plainte.
Loin que les thermes fussent alors considérés comme de mauvais lieux par les chrétiens, ces derniers s'y réunirent parfois pour célébrer la Pâque.
C'est ainsi qu'en 142, le pape Pie Ier consacra un établissement de bains à l'intérieur duquel fut célébrée cette cérémonie.
Ce ne fut pas l'horreur de la nudité, mais la crainte de se baigner dans la même eau qu'un hérétique qui amena les évêques à faire construire des thermes réservés au clergé.
Tels Victor à Ravenne, saint Damien à Pavie, les papes saint Hilaire, Adrien Ier et Damase à Rome.
Cette pratique du bain garda longtemps tant d'importance aux yeux des chrétiens qu'à la fin du VIème siècle, le pape Adrien Ier recommandait à son clergé d'aller se baigner processionnellement, en chantant des psaumes, les jeudis de chaque semaine.
La doctrine catholique a été très clairement formulée, à la fin du VIème siècle, par le pape saint Grégoire le Grand :
"Suivant ce qu'on m'a rapporté, écrit-il dans sa lettre aux Romains, de mauvais prédicateurs vous ont dit qu'on ne devait pas se baigner le dimanche.
La vérité est que, si la luxure et la volupté sont le mobile qui fait rechercher le bain, nous ne permettons celui-ci ni le dimanche, ni un autre jour ; si, au contraire, on le prend parce que le corps en a besoin, nous ne le défendons pas, même le dimanche, car il est écrit :
"Personne ne hait sa propre chair, mais la nourrit et la soigne."
Cette opinion d'un grand pape, ne peut-on l'appliquer aux bains de soleil?
S'ils sont pris par raison d'hygiène, l'Eglise ne saurait, les proscrire, mais elle les condamne s'ils deviennent un prétexte à luxure.
Et si les nudistes catholiques ont besoin d'un saint patron qui intercède pour eux, nous leur proposons de choisir sainte Marie l'Egyptienne.
Quand saint Zosime la rencontra au désert, elle était nue, noircie par le soleil, ne portant d'autres vêtements que ses cheveux qui ne descendaient pas au-dessous des épaules. Ajoutons, pour la rendre tout à fait sympathique aux naturistes, qu'elle vivait d'herbes.
Comment donc certains théologiens catholiques en sont-ils venus à condamner une nudité dont s'accommodait si bien le christianisme primitif?
On a prétendu trouver dans la Bible l'origine de ces condamnations.
Et, certes, il y a dans la Bible des traces du tabou sexuel.
Ce qui le prouve, c'est le double caractère, à la fois sacré et impur, qu'y revêtent les organes de la génération.
Sacré, puisque les anciens Hébreux prêtaient serment en portant la main sur les parties sexuelles.
" Mets ta main sur mes parties, dit Abraham à son serviteur, et je te ferai jurer par Jéhovah, Dieu du ciel et Dieu de la terre."
N'est-ce pas d'ailleurs ce membre viril que Jéhovah choisit pour témoigner de son alliance avec le peuple juif?
"Vous vous circoncirez dans votre chair, et ce sera le signe de l'alliance entre moi et vous."
Ces organes sont donc sacrés, mais, suivant la loi du tabou, ils sont également impurs.
"Tu ne monteras point par des degrés a mon autel, dit Jéhovah à Moïse, afin que ta nudité n'y soit pas découverte."
De même lorsqu'il s'agit du costume des prêtres:
"Fais-leur des caleçons de lin pour couvrir leur nudité; ils iront depuis les reins jusqu'aux cuisses.
Aaron et ses fils les porteront, quand ils entreront dans la tente de réunion, ou quand ils s'approcheront de l'autel pour faire le service dans le sanctuaire; ainsi ils n'encourront point de faute et ne mourront point."
Le contrevenant est menacé de mort, menace caractéristique du tabou.
Et lorsque les Israélites arrivent dans la Terre promise, Jéhovah dit à Josué :
"Fais-toi des couteaux de pierre et circoncis de nouveau les enfants d'Israël."
Et lorsqu'on eut achevé de circoncire toute la nation. Jéhovah dit à Josué :
"Aujourd'hui j'ai ôté de dessus vous l'opprobre de l'Egypte."
Prétendre qu'il s'agit là de précautions d'hygiène, c'est commettre un anachronisme en prêtant à des peuples primitifs nos préoccupations modernes.
En réalité, en se soumettant à la circoncision, les Israélites obéissent à un tabou, si impératif qu'ils n'hésitent pas, plutôt que de s'y soustraire, à blesser tous leurs mâles, à les immobiliser dans le camp plusieurs jours, quand ils viennent d'arriver en pays ennemi.
D'ailleurs, s'il ne s'agissait que d'hygiène, pourquoi le roi Saül aurait-il demandé cent prépuces de Philistins à David, qui lui en apporta deux cents?
Remarquons toutefois que l'ordre de porter des caleçons ne s'applique qu'aux prêtres, et seulement pendant leurs fonctions sacerdotales.
Si Cham est puni d'avoir regardé la nudité de Noé, c'est que les liens du sang rendent également cette nudité sacrée.
Mais lorsque le roi David danse " de toute sa force " devant l'arche, n'étant vêtu que d'un ephod de lin trop court, c'est Michol, sa femme, que Jéhovah punit, parce qu'elle a reproché au
"roi d'Israël de s'être découvert devant les servantes de ses serviteurs, comme se découvrirait un homme de rien."
Hérodote nous apprend d'autre part que le culte phallique avait pénétré en Judée où, dans les campagnes, se dressaient des pierres phalloïdes portant les parties secrètes de la femme ou cteis.
Il devait y être fort ancien, puisque Jacob élève un menhir à Beith-El et verse de l'huile sur son sommet, selon le rite des adorateurs du phalle.
Il n'y avait donc pas chez les Hébreux, déjà hellénisés par surcroît, un courant assez violent pour entraîner le christianisme à la condamnation de la nudité.
Saint Paul, de tempérament naturellement chaste, se contente de dire :
"Ce que Dieu veut, c'est que chacun de vous sache posséder son corps avec sainteté et honnêteté, non avec une convoitise désordonnée."
S'il prescrit que les femmes doivent prier couvertes d'un voile,
" c'est, dit-il, qu'elles doivent porter sur leur tête la marque de la puissance que l'homme a sur elles, l'homme étant l'image et la gloire de Dieu, tandis que la femme est la gloire de l'homme."
Simple rappel à la soumission, mais qui ne condamne pas la nudité.
En fait, ce n'est qu'à la fin du IIème siècle, et surtout pendant les IIIème et IVème siècles, que sont lancées contre la nudité des offensives dont les plus violentes n'émanent pas, d'ailleurs, de l'Eglise, mais de sectes hérétiques.
L'histoire nous permet facilement de comprendre pourquoi : les grandes civilisations méditerranéennes sont disparues ou sont en complète décadence.
Au IIIème siècle, il existe encore un empire romain, mais il n'y a plus d'esprit romain.
La Barbarie avait pénétré dans Rome avant les Barbares.
Au IVème siècle, on ne compte plus dans les lettres, si l'on excepte Symmaque, que des auteurs étrangers à l'Italie : le Gaulois Ausone, le Syrien Ammien Marcellin, l'Alexandrin Claudien.
Quant aux littérateurs chrétiens de cette époque, tous sont Africains : Tertullien et Cyprien de Carthage, Minutius Félix, Lactance.
Ce sont, au sens grec du mot, des Barbares.
Or, dit Hérodote, chez presque tous les Barbares, c'était une grande honte de paraître nu. Ils n'avaient pu, en effet, pour la plupart, s'affranchir de la soumission au tabou sexuel, et l'on ne rencontre la nudité que chez ceux qui rendaient un culte au phallus.
Ainsi les Gaulois portaient des tuniques et des pantalons ou braies, qu'adoptèrent les soldats romains au cours de leurs campagnes en Germanie mais leurs voisins, les Bretons du Nord, vivaient encore complètement nus au IIIème siècle avant J.-C.
Or, nulle part eu France le culte phallique n'a laissé autant de traces que dans la presqu'île armoricaine.
Sans doute, les docteurs du IVème siècle ne croient plus au tabou sexuel, mais ils agissent et enseignent comme s'ils y croyaient.
C'est une loi historique bien connue, en effet, que les hommes continuent d'obéir aux croyances oubliées, quittes à essayer de justifier par la raison les antiques préscriptions.
De même que la plupart de nos libres-penseurs ne tentent point de modifier la morale héritée du catholicisme, mais se bornent à lui chercher une base laïque, de même les Barbares christianisés cherchèrent à légitimer les interdictions héritées du tabou.
On trouve dans saint Augustin un court passage où il's'efforce d'expliquer pourquoi les parties viriles, que les anciens nommaient parties nobles, doivent au contraire être appelées honteuses.NC'est, dit-il, que ces organes ne sont pas dirigés par la volonté de l'esprit, mais emportés par la fougue de la convoitise.
A ce compte, tous les battements de notre coeur seraient honteux, tous les mouvements de notre vie organique, si admirablement réglée, mais qui ne dépend pas de notre volonté. Nous devrions cacher jusqu'à notre visage, où passent tant de reflets auxquels nous ne commandons pas.
Remarquons d'ailleurs que cette argumentation de saint Augustin ne saurait valoir contre le sexe de la femme, qui est caché naturellement.
Cependant, c'est surtout à la femme que les écrivains ecclésiastiques des IIIème et IVème siècles font un devoir de se voiler.
"Toute vierge qui se montre, dit Tertullien, s'expose à ne l'être plus; elle a cessé d'être vierge."
Cyprien, évoque de Cartilage, interdit aux vierges de se baigner nues.
Saint Athanase leur défend de se laver autre chose que les pieds, les mains et le visage. Encore ne doivent-elles employer qu'une seule main pour la figure.
Tertullien va plus loin. Il appelle la femme " porte du démon ".
"Tu devrais toujours être vêtue de deuil et de haillons", lui dit-il.
On comprend mieux la violence de cette apostrophe si l'on se rappelle que la femme est soumise à de nombreux tabous, dont on trouve trace dans la Bible.
Le Lévitique déclare qu'une femme qui enfante un garçon est impure pendant sept jours; pendant deux semaines, si elle accouche d'une fille.
La femme qui a son flux menstruel est impure au même titre que l'homme atteint de gonorrhée.
Ce qui prouve encore qu'il s'agit d'une survivance du tabou, c'est que l'Eglise, tout en prescrivant de cacher les organes de la génération, reconnaît implicitement leur caractère sacré.
Ainsi le Concile de Nicée (an 325) interdit de promouvoir les eunuques.
Décision qui se légitimerait aujourd'hui par l'influence des glandes génitales sur le développement intellectuel, mais que la science du IVème siècle ne pouvait susciter.
Toutefois, les tendances barbares dont nous venons de parler n'auraient pu se développer si elles n'avaient rencontré un milieu favorable.
Or, nous avons noté que la civilisation romaine était en pleine décadence.
Trop souvent les thermes étaient devenus des lienx de débauche et la nudité, quoiqu'elle ne fût responsable de ce fait, elle s'en trouva définitivement compromise aux yeux des gens qui la tenaient déjà pour suspecte.
Clément d'Alexandrie (fin du IIème siècle), Tertullien et saint Cyprien (IIIème) les constitutions apostoliques du IVème siècle et le Concile de Laodicée, en 364, défendent aux chrétiens de se baigner avec les femmes.
Clément d'Alexandrie reproche à celles-ci de se montrer nues dans les bains publics et même de se mettre à nu chez elles.
D'autre part, l'ascétisme prit alors un développement extraordinaire.
A vrai dire, il n'implique point essentiellement l'horreur de la nudité.
Les ascètes de l'Inde disaient à Marco-Polo :
" Nous allons nus parce que nous sommes venus en ce monde nus et sans vêtements."
De même chez les Esséniens, la nudité était associée au baptême, que l'on répétait au moins trois fois par jour.
Mais les Romains recherchant le bain comme un plaisir, ne pas se baigner était une mortification au même titre que se priver de viande et des richesses.
Idéal, hélas ! trop accessible, et que le monachisme devait souvent atteindre.
Dès la fin du IVème siècle, il existait dans la haute Thébaïde un monastère de cent religieuses qui ne se lavaient jamais les pieds.
Sainte Paule disait à ses nonnes que
" la pureté du corps et des vêtements entraînait l'impureté de l'âme."
Et saint Jérôme rapporte cette phrase avec éloge.
Ainsi, en même temps que la pudeur, la crasse devenait une vertu.
S'il était encore besoin d'une nouvelle preuve pour démontrer que la réprobation de la nudité n'est point d'origine chrétienne, nous la trouverions dans ce fait que les plus rudes attaques contre le nu émanent d'hérétiques.
Vers la fin du IIème siècle, en effet, on assiste à un
" pullulement d'hérésies qui regardent la matière comme la cause de tout mal.
Montanus, Saturnius, Marcion, Tatien, exaltent la virginité.
Au créateur qui a dit :
" Croissez et multipliez ",
Marcion oppose un "dieu bon " qui interdit toute relation sexuelle.
Naassènes, Pérates, Séthiens, Manichéens, recommandent pareillement le célibat.
Loin d'être chrétiennes, ces doctrines sont plus ou moins entachées de dualisme, conception du monde que l'on retrouve chez les Perses, qui admettaient un principe du mal, Ahriman, en lutte avec Ormuzd dieu de la lumière.
L'Eglise condamna ces sectes qui disparurent grâce à l'appui du bras séculier, mais il est plus facile de triompher d'une doctrine que de sa morale.
Non seulement une partie des ouvrages de Tertullien, et notamment le traité De virginibus velandis, sont montanistes, mais la haine et le mépris de la chair s'infiltrent dans les oeuvres des Pères de l'Eglise.
Pour saint Gérome, le corps feminin n'est que
"cendre, foin et immonde excrément, produit d'une vilaine semence".
Le mariage lui-même, quoique sacrement, paraît suspect.
Saint Jérôme le regarde comme une conséquence du péché originel et pense que, sans la faute, Dieu aurait pourvu autrement à la propagation de l'espèce.
De fait, c'est au IVème siècle que les Conciles d'Elvire, puis de Néo-Césarée, interdisent aux clercs de se marier, et c'est alors que le monachisme s'étend.
En résumé, grâce à la barbarie renaissante, une sorte de folie mystique se développa qui ne tendait à rien moins qu'à l'extinction du genre humain.
L'Eglise freina autant qu'elle put, mais, envahie elle-même par des " barbares ", elle accepta la condamnation de la nudité.
La conséquence, c'est que pendant des siècles, le nu, œuvre de Dieu, dit la Bible, mais du dieu mauvais, corrigent les hérétiques, devait être considéré comme immoral.
Faits symptômatiques : nous avons vu que le culte phallique, qui avait aidé les hommes à se libérer du tabou, était depuis longtemps en décadence.
On voulut en supprimer jusqu'aux derniers vestiges, et l'évêque Théophile, aidé par ses moines, y réussit en Egypte, l'an 389, avec la permission de l'empereur Théodose.
Cinq ans plus tard, après avis du conseil chrétien de l'Empire, le même Théodose supprima les jeux olympiques, qui avaient fait triompher la nudité aux beaux jours de la Grèce.
Il n'eut point besoin d'édit pour supprimer la sculpture.
Il n'y avait plus d'artistes, ni même d'ouvriers d'art, et la statuaire ne devait renaître, toute différente, que sept cents ans plus tard.
Le fils de Théodose, Arcadius, voulut supprimer les fêtes d'Auguste, où figuraient des femmes nues; mais il appartenait à Justinien, l'époux de la fameuse débauchée Théodora, de porter à la nudité les derniers coups.
Non seulement il interdit aux femmes de prendre leurs bains avec les hommes ou les enfants, mais il obligea les mimes, funambules et acrobates, à porter caleçon.
On sait l'usage que fit Théodora de cet accessoire.
"Souvent au théâtre, dit Procope, devant le peuple entier, elle ôtait ses vêtements et s'avançait nue au milieu de la scène, ne gardant qu'un petit caleçon qui cachait le sexe et le bas-ventre.
Sous cet aspect, elle se renversait en arrière et s'étendait sur le plancher.
Des garçons de théâtre étaient spécialement chargés de jeter des grains d'orge sur ses parties honteuses ; et des oies qu'elle avait dressées à cet office venaient les prendre là, un à un, dans leurs becs et les manger.
Loin de se lever en rougissant, elle parraissait aimer ce spectacle et y mettre du zèle."
Illustre exemple, et qui prouve tout au moins que proscrire la nudité n'est pas le plus sûr moyen de proscrire le vice. Ne serait-ce pas au contraire favoriser celui-ci?
On sait à quelles tentations fut exposé saint Antoine.
Saint Jérôme confesse de même que souvent au désert, il se trouvait en esprit transporté parmis les jeunes filles.
Tous les hommes ne sont pas des saints.
Du jour où la nudité fut proscrite, elle eut l'attrait du fruit défendu.
Du jour où sa rencontre devint exceptionnelle, elle eut le charme ir résistible de l'inattendu. Frapper de déchéance 1e corps de l'homme, c'était condamner son âme même à l'avilissement.
La Barbarie triomphante éteignit la divine clarté de la chair, mais avec elle toute lumière de l'esprit.
Sept cents ans de ténèbres.
Un petit fait nous permettra de mesurer ce recul, Grégoire de Tours (VIème siècle) rapporte qu'au témoignage de saint Martin, sainte Vitaline aurait été en purgatoire pour s'être lavé le visage un vendredi saint.
" Nul bain pendant mille ans ! "
a dit Michelet, On lui a reproché cette phrase, et avec raison : elle est injuste.
Les Gallo-Romains ne perdirent pas du jour au lendemain le goût du bain.
Les premières années du moyen âge connurent encore les thermes antiques et les Germains prenaient plaisir aux bains de rivière.
Charlemagne nageait dans le Rhin et, d'après Egirihard, il avait la passion des bains chauds.
Une centaine d'hommes se baignaient ensemble dans ses piscines d'Aix-la-Chapelle.
Il faut tenir compte, d'ailleurs, que le tabou sexuel ne paraît point avoir pesé sur les Germains (on n'a trouvé en Allemagne aucune statuette de la déesse stéatopyge).
Aussi se montraient-ils indifférents à la nudité.
Hommes et femmes se baignaient ensemble et, chez les Francs du Main, au témoignage de Herbelo, au printemps, les femmes non mariées dansaient nues et ornées de fleurs devant les hommes.
le christianisme ne triompha que tardivement de l'admiration de l'humaniste italien par
"la simplicité de ces bonnes gens qui ne détournaient pas les yeux de pareilles choses (leur nudité) et n'y soupçonnaient aucun mal."
Le moyen âge a donc connu les bains, comme il a connu la nudité.
Mais la morale " barbare " prônée alors par l'Eglise devait finir par remporter.
Peu à peu, sous son influence, la nudité devint une marque d'infamie.
On admettait que sorciers et sorcières se rendaient nus au sabbat, et les tribunaux condamnaient à être promenés tout nus par la ville les adultères et les femmes de mauvaise vie, celles-ci montées sur un âne, le visage vers la queue de l'animal, comme il advint encore à La Neveu, sous Louis XIII.
Souvent les excommuniés étaient forcés de suivre tout nus les processions et fouettés.
En Champagne, la femme qui avait dit
" vilonnie " à une autre était condamnée à
" porter la pierre toute nue en sa chemise à la procession ",
cependant que l'insultée lui donnait des coups d'aiguillon dans les fesses.
Ainsi, peu à peu, sous l'influence d'une morale barbare adoptée par le christianisme, le moyen âge a déshonoré le corps humain.
Ce qui en témoigne, ce sont les courses de prostituées nues organisées dans certaines villes : à Beaucaire, par exemple.
C'est la faune des cathédrales, où des nudités abondent, mais trop souvent grimaçantes ou obscènes.
Le résultat, c'est que les hommes, considérant leur propre corps comme impur, ne virent plus en lui qu'une occasion de péché.
Aussi, lorsque les Croisés eurent rapporté d'Orient le goût des bains chauds, les étuves ne tardèrent pas à devenir des maisons de débauche.
C'est au XIIIème siècle qu'elles se multiplièrent (on en comptait vingt-six à Paris en 1292) et dès le XIVème siècle, elles eurent une mauvaise réputation.
Plus on proscrivait la nudité, plus les désordres s'accroissaient, car plus elle devenait rare, plus elle tentait.
En vain le prévôt Etienne Boileau avait-il soin d'ordonner que les sexes fussent séparés ;
en vain frère Olivier Maillard criait-il en chaire :
" Mesdames, n'allez pas aux étuves, et n'y faites pas ce que vous savez."
On s'y donnait rendez-vous, on y banquetait, et l'abus du vin en entraînait d'autres.
A la fin du XVème siècle, elles n'étaient plus fréquentées que par des femmes de mauvaise vie.
Prédicateurs catholiques et huguenots en interdisent l'entrée pour des raisons de moralité, et les médecins parce qu'ils craignaient qu'elles ne servissent à propager la peste.
Elles disparurent de Paris à la fin fin du XVIIème siècle et nos ancêtres, renonçant au bain, furent heureux de cacher leur crasse sous des pommades mises à la mode par l'Italie.
Depuis longtemps, les corps étaient privés de soleil.
Non seulement les habitants des villes s'enfermaient en des maisons basses dont les fenêtres étroites, obstruées de parchemin, donnaient sur des ruelles, mais le vêtement se compliquait de plus en plus.
Aux XIII et XIVème siècles, d'après un évangéliaire de Munich, les femmes ne portaient
" qu'une robe ouverte en pointe sur le devant jusqu'à la ceinture et ouverte également sur les côtés, de la hanche aux aisselles."
Mais bientôt apparaît la chemise puis, au XIVème siècle, le corset.
Nous verrons, que ce surcroît de vêtements n'était pas destiné à fortifier la vertu.
Tout au contraire.
Du XIIème au XVIème siècle, on couchait nu.
Les mises de nuit n'apparaissent que vers le milieu XVIème siècle.
Cathos dit encore, au XVIIème siècle :
" Comment est-ce qu'on peut souffrir la pensée de coucher contre un homme vraiment nu?"
Fait d'autant plus notable que souvent les nobles invitaient avec eux et leurs femmes leurs compagnons d'armes dans leur lit).
Jusqu'au XVIème siècle, d'ailleurs, le curé bénissait les nouveaux époux assis nus dans le lit nuptial, comme on le voit sur une gravure du roman de Mélusine.
En résumé, on peut dire que depuis le IIIème siècle, les peuples chrétiens, victimes d'une morale étrangère, ont perdu lentement l'habitude de la nudité.
Le corps est devenu une " guenille " honteuse dont la vue seule engendre le péché.
Ainsi le fameux casuiste Sanchez (1550-1010) estimait que c'était un péché mortel de regarder nager une personne d'un autre sexe.
Encore distingue-t-il entre ce d'un même sexe :
"que des gens du commun se voient nus, la faute est légère; mais s'il s'agit de deux prélats, péché mortel!"
Tant il est vrai, comme l'a dit La Bruyère, que
" tout est tentation à qui craint."
Le mouvement de la Renaissance, avec le retour à l'antiquité qu'il entraînait, aurait pu libérer les esprits, mais il coïncida avec la Réforme.
D'où un double courant: l'un, venu de l'humanisme et favorable à la nudité, l'autre qui la condamnait parce qu'elle avait été associée, dans la Rome papale même, à la débauche.
Il en résulta une sorte de compromis : la nudité fut bannie plus que jamais de la vie quotidienne, mais, sous prétexte d'esthétisme, on la donna en spectacle.
Non seulement les artistes, peintres et sculpteurs, s'appliquèrent à la représenter, mais elle figura dans les entrées royales et à la cour.
C'est ainsi qu'en 1461, lors de l'entrée du roi Louis XI à Paris, au dire de Jean de Troyes, on exposa aux regards des passants
" trois bien belles filles faisans personnaige de siraines toutes nues".
De même à Lille (1468), en l'honneur de Charles le Téméraire, fut représenté un jugement de Paris dont les trois figurantes étaient nues : Vénus, une belle et opulente flamande, Junon étique, Pallas bossue.
Dürer dit à Mélanchton qu'à Anvers les plus belles filles dansèrent devant Charles-Quint, vêtues de gaze transparente.
Les princes prirent un tel plaisir à ce spectacle qu'un édit de 1530 relatif aux entrées royales ordonnait que, sur le passage du cortège, les fenêtres des étages inférieurs seraient garnies de belles jeunes femmes, gorge et épaules nues.
Au XVIème siècle, nombreux furent les ballets où les dames
" les plus apparentes et belles femmes mariées figuraient vêtues à la " nimphale " .
-Ainsi à Lyon, en l'honneur d'Henri II et de Diane;
-ainsi à Binche en Hainaut, sur l'ordre de Marie d'Autriche, reine de Hongrie;
-ainsi, à Sienne où, d'après Brantôme, trois mille dames
" fisrent leurs monstres par la ville, devant tout le monde, et mesmes devant Messieurs le cardinal de Ferrare et de Termes ".
En 1550, Rouen offrit une " sauvagerie américaine " à Henri II et à Catherine de Médicis, à l'occasion de leur mariage.
Deux cent cinquante personnages nus représentaient les jeux et coutumes des Topinambous.
Le roi et la reine, Diane de Poitiers, et même les cardinaux de Ferrare, de Bourbon, de Guise et de Vendôme, assistèrent à cet " esbatement ".
Pierre de l'Estoile note de même qu'en 1577, au banquet donné par la reine-mère à Chenonceaux,
" les dames les plus belles et honnestes de la cour, estant à moitié nues et aiant leurs cheveux espars comme espousées, furent employées à faire le service ".
Le nu reparut de même au théâtre avec la troupe italienne des Gelosi.
Les maîtresses royales n'hésitaient pas à poser nues devant les artistes, comme en témoignent les nombreux portraits de Diane de Poitiers, puis ceux de Gabrielle d'Estrées.
Le Titien peignit de même la maîtresse du duc d'Urbino, cependant que les appartements pontificaux s'ornaient des glorieuses nudités de Michel-Ange, de Raphaël et de tant d'autres artistes célèbres.
On peut dire que grâce à la Renaissance le nu triompha dans l'art et qu'il fut plus ou moins admis comme spectacle.
Mais on le pourchassa plus que jamais de la vie quotidienne.
On représentait des " sauvageries ", mais on ne pouvait souffrir que les sauvages d'Amérique fussent réellement nus.
Jean de Léry qui voyagea au Brésil de 1556 à 1558, s'étonne que les Topinambous,
" tant hommes que femmes et enfants, ne cachent aucune partie de leur corps, mais aussi sans montrer aucun signe d'en avoir honte ni vergogne, demeurent et vont coutumièrement aussi nus qu'ils sortent du ventre de leurs mères ".
C'est en vain que les huguenots essaient de les habiller.
Tantôt ils ne mettent que les chausses, tantôt la saye qui ne leur descend que jusqu'aux fesses.
Les femmes ne veulent pas davantage de vêtements, il faut, pour les contraindre à en porter, que les missionnaires leur donnent des " grands coups de fouet ".
Jean de Léry reconnaît, d'ailleurs, que les sauvages nus se portent mieux que les Européens
" que la nudité des femmes sauvages incite moins à paillardise que l'accoutrement des dames de par deçà ".
Si l'on ne pouvait supporter la nudité chez les sauvages, a fortiori devait-on la bannir en France.
Quelques faits permettront de se rendre compte de l'évolution des mœurs à ce sujet.
Pierre de Lancre rapporte que Charles IX,
" s'allant un jour promener aux Tuileries, voyant une femme, belle en perfection, toute nue, passer la rivière à la nage depuis le Louvre jusqu'au faubourg Samt-Germain, il s'arresta pour la voir ". La belle disparut " emportant quant à soi les yeux et les cœurs de tout le monde ".
Au début du XVIIème siècle encore, Henri IV se baignait au Pecq avec le Dauphin, nu et sans souci de l'entourage.
L'été, les rives de la Seine, de la Râpée au Louvre, étaient couvertes de baigneurs.
Mais à la fin du XVIIème siècle, sous l'influence de la morale janséniste, le prévôt des marchands ordonna aux officiers de garde sur les ports de " courir sus " à ceux qui seraient surpris se baignant nus.
Les délinquants étaient promenés en chemise par les rues, puis fouettés de verges à l'endroit même de leur délit.
La cour du grand roi fut crasseuse.
On n'allait au bain que sur ordonnance du médecin et Molière nous apprend que les médecins ne conseillaient ce remède que dans les cas désespérés :
" Si rien ne nous réussit, nous l'enverrons aux bains. "
Comment s'étonner que certaines dames, au dire du seigneur de Dursac, aient eu recours aux éponges parfumées,
"Pour ne sentir l'espaule de mouton".
Hors de France, la nudité se rencontrait encore au XVIIème siècle en Irlande, où Moryson rapporte qu'en 1617 il vit à Cork des filles complètement nues écraser du pain;
en Suisse, où Giustinani conte qu'il vit
" deux superbes filles d'au moins dix-huit ans, entièrement nues, sortir le plus tranquillement du monde pour aller prendre un bain dans le lac" ;
au Danemark, où l'on couchait nu, et où les femmes ne craignaient point de paraître nues devant leurs hôtes.
A l'officier polonais Passek qui, visitant le Danemark en 1658, se scandalisait de ces mœurs, les dames répondirent
" qu'il n'y avait nulle raison de cacher des membres que Dieu avait faits ".
En Italie, et même dans les Etats pontificaux, de tels usages se sont conservés jusqu'au XIXème siècle.
A Saint-Pétersbourg, en 1774, sir Xicolas Wraxall vit plus de deux cents personnes des deux sexes se baigner ensemble dans un bain public.
" On se baigne ou l'on s'assied côte à côte dans un état de nudité complète. "
Notons que, de nos jours, la nudité est encore en honneur dans certaines régions de la Russie et dans les pays Scandinaves.
Le XVIIIème siècle français est célèbre par son libertinage. Ne nous étonnons pas qu'il ait sévèrement proscrit la nudité.
Jamais ou ne vit moins de nu dans la vie quotidienne, jamais on ne fut si débauché.
En 1724, le procureur général Joly de Fleury voulait
" qu'il fût absolument défendu de se baigne dans la rivière, depuis un bout de Paris jusqu'à l'autre", car ces baignades lui semblaient " un horrible scandale ".
Dom Calmet trouvait également beaucoup d'indécence au bains de Plombières, où se baignaient ensemble et
" presque nus, hommes, femmes, filles, hommes de guerre, prêtres, religieux et
religieuses ".
Il ajoute cependant :
" II est vrai que comme tout cela se fait à la vue de tous les baigneurs, s'il arrivait la moindre légèreté ou la moindre liberté, tout le monde crierait ou huerait, et on chasserait le coupable. "
Chose plus curieuse:
Alors qu'aux fêtes de Vaux, en 1661, Armande Béjart, qui devait épouser Molière, apparut devant Louis XIV vêtue tout au plus de quelques roseaux,
le XVIIIème siècle ne toléra pas la moindre nudité au théâtre.
Quand la Clairon voulut représenter Didon dans un costume se rapprochant de l'antique, la police intervint.
De même, en 1783, " des ordres ministériels ", dit Edmond de Goncourt, interdirent à la Saint-Huberty de paraître en nymphe, le sein nu.
La nudité était réservée aux petits théâtres privés, où l'on représentait les pièces les plus
licencieuses.
Même règle en art.
Sait-on que l'admirable Diane de Houdon fut refusée au Salon de 1777 parce que l'artiste avait indiqué le sexe?
Et pourtant combien de gravures légères le XVIIIème siècle ne nous a-t pas léguées?
Moralistes et libertins étaient d'accord pour proscrire la nudité de la vie courante, les premiers parce qu'ils obéissaient au tabou sexuel d'autant plus servilement qu'ils ne le comprenaient pas, les seconds parce qu'ils voulaient conserver à la nudité l'attrait de la rareté et de la perversité.
Si la Parabère avait pris des bains de soleil sur une plage, sans doute l'eût-on excommuniée, mais le cardinal Dubois l'approuva de s'être offerte nue sur un plat d'argent à l'un des soupers du Régent.
Il fut admis que le nu n'était qu'une affaire d'alcôve. et de nos jours encore beaucoup de personnes surtout dans le peuple, confondent nudité et pornographie.
Cependant, vers le troisième quart du XVIIIème siècle il y eut une réaction contre la crasse.
De nouveaux établissements de bains s'ouvrirent à Paris et dans quelques villes de province, mais il eût paru scandaleux de se baigner sans costume.
Marie-Antoinette revêtait pour le bain " une longue robe de flanelle boutonnée au cou ", et comme c'était alors la mode de recevoir au bain, on munissait les baignoires d'un couvercle canné.
Sous la Révolution, les établissements de bains se multiplièrent, mais elle n'affranchit pas l'homme des tyrannies de la pudeur.
Tout au contraire, un arrêté défendit expressément de sortir du bain nu.
Le Directoire ne fut pas le triomphe de la nudité, mais du déshabillé.
Le retour à l'antique, que l'on observe également sous l'Empire, n'est qu'une mode qui, de même qu'à la Renaissance, ne laissa de trace profonde que dans les arts.
Canova représente Pauline Borghèse en Vénus victorieuse, et sculpte même un Napoléon d'une héroïque nudité, mais l'empereur le désapprouve.
Mlle George, la grande actrice, reste une exception. Quand elle recevait au bain ses familiers,
" belle comme une statue, dit Alexandre Dumas, elle ne semblait, pas plus qu'une statue, étonnée de sa nudité ".
Au XIXème siècle, le nu apparaît encore dans quelques fêtes clandestines, comme celle donnée par Véron sous le second Empire.
Ce directeur de l'Opéra avait fait danser le corps de ballet "in naturalibus ". Napoléon III, informé, refusa de sévir.
On sait qu'il avait lui-même le goût des tableaux vivants et les plus grandes dames de sa cour représentaient Diane et ses nymphes en maillots de soie.
Ce goût s'est répandu dans le peuple et il explique en partie le succès actuel des
music-halls.
Notons qu'il s'agit en général moins de nu que de déshabillé et que les intentions des "producers" sont, aussi généralement, tout opposées à celles du nudisme.
Le nudisme: ce mouvement est né des découvertes scientifiques qui ont montré l'importance pour la santé des radiations solaires.
Il est une forme généralisée de l'héliothérapie.
Le but qu'il se propose d'atteindre, c'est de former une humanité plus saine et meilleure en la mettant de nouveau en contact direct avec les rayons du soleil, d'où vient toute vie.
Par là il se sépare très nettement de tout exhibitionisme et se rapproche des cultes solaires primitifs.
De sorte que, dans la lutte qu'il mène contre l'hypocrisie les tenants de la vieille morale du tabou, nous retrouvons les deux grandes forces adverses:
la peur des dieux méchants, qui rend l'homme honteux de lui-même,
et la foi dans une puissance bienfaisante, Providence ou Nature ;
d'un côté la négation, de l'autre l'exaltation de la vie.
Nos civilisations européennes n'ont pu se libérer de la peur que pendant quelques siècles, mais ce furent les plus glorieux, et jamais l'homme ne parut si grand.
Reverrons-nous des jours dignes de la Grèce?
Plusieurs symptômes permettent de l'espérer. Les découvertes scientifiques, l'hygiène, le goût des sports, nous incitent aux libérations.
Que sera demain?
A vous, lecteur, de répondre.
Nous ne vous prêchons pas de brûler vos vêtements et d'aller nu.
Nous savons que vous avez besoin de vous protéger du froid et nous reconnaissons que 1a vie urbaine rend obligatoire le costume ; mais pourquoi, l'été, ne pas profiter de vos loisirs pour vous baigner dans les rayons vivifiants du soleil?
Dès maintenant, nous vous demandons :
Fils de lumière, vous condamnerez-vous aux ténèbres perpétuelles?
FIN
Cet article ainsi que les clichés sont tirés de la revue " Vivre Intégralement ",
trimestrielle, parue en 1929
L'Auteur du texte est H. Nadel
le titre est " La Nudité à travers les âges "
H. Nadel a aussi écrit:
"La Nudité et la Santé "
" Le Nu et la Morale "
Aux éditions de "Vivre Intégralement "