"Histoire", le texte
"Histoire"
texte de Gino Rayazone
Copyright Gino Rayazone
Copyright Compagnie Rayazone
Copyright Littéra - ISBN 2-909747-39-5
Avec l'aimable autorisation de Gino Rayazone
Pièce de théatre circassique acrobatique en 5 actes
Le soleil, le vent, la poussière
Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, bonsoir.
Avant de commencer, autant vous le dire tout de suite, nous allons vous faire le coup du casque.
En des termes moins choisis, l'entrée est gratuite mais la sortie sera payante.
D'autre part, nous ne jouons que devant des publics avertis. Cela fait deux fois plus de monde et par là même deux fois plus d'argent.
Alors bien sûr, vous n'êtes coupables de rien, mais vous voilà déjà prévenus.
Je vais vous raconter une histoire.
C'est que, on en a fait des kilomètres, pour en arriver là.
On en a vu du pays.
Le Râjasthân, parfaitement, le Râjasthân, parfaitement, l'Egypte, Hispahan, l'Afrique, l'Afrique du nord, l'Afrique du sud, l'Afrique de l'est, l'Afrique de l'ouest, l'Afrique du centre, l'Afrique de Marseille, la Jougoslovaquie, la... euh... Noeux-les-Mines, Rognac, Berre l' Etang, la Neuville. Parfaitement la Neuville... parfaitement.
Remarquez, c'est partout pareil. Liberté surveillée, bordures d'autoroutes. Mais on s'y fait, on se fait à tout. Obligés, on est obligés d'emprunter l'électricité sur les poteaux.
Le coup de l'électricité sur les poteaux, c'est un truc à mon grand-père... Pas mal, hein. Parce que, mon grand-père il connaissait plein plein de trucs. Et remarquez, ça tombe bien parce que justement je voulais vous parler de mon grand-père.
Déjà, mon grand-père, c'était un fameux joueur de boules. Il jouait à la pétanque, il jouait pas à la lyonnaise, il jouait à la pétanque. Et alors il disait...:
" Voyageurs, en ninguna parte en nuestro païs, nos passeports absents portent le sceau du soleil, du vent, de la poussière.
voyageurs, nous sommes les locataires reconnaissants du soleil.
Il nous est ce que la mer est aux marins ; les nuages nous laissent tels les matelots après l'amarrage : orphelins en escale.
Il nous guide plus sûrement qu'une boussole, le soleil que nous suivons comme les rois mages l'étoile de Bethléem.
Le soleil qui nous fait penser qu'il suffit de gagner au loto pour ne plus s'en faire, et que si l'on ne gagne pas, on peut toujours continuer à vivre au soleil en pensant qu'il suffit de gagner au loto pour ne plus s'en faire... Ecco
Le soleil dont la lumière aveugle les peuples d'enfermés dont grouillent les villes, les villes aux maisons si hautes que leurs ombres réciproques s'entre-dévorent, obscurcissant jusqu'aux rues principales.
Le soleil qui dore la peau des filles que l'on respire avant de la dévorer, qui se reflète dans les yeux miroirs des femmes subitamente incendiaras.
Le soleil qui sourit au vent, qui s'enivre et s'encanaille au bal d'Eole.
Car le vent, Mistral ou Tramontane, nous pousse toutes voiles dehors, sans cesse un peu plus loin.
Zéphir, Sirocco, o soplo interior le vent nous aspire ici pour nous recracher ailleurs.
Le vent qui chasse les nuages si chers à l'Etranger, celui qui n'aimait ni l'or ni la patrie.
Le pampero nous ballade et nous fait rebondir cahin-caha de ci de là, cahin-caha de ci de là, cahin-caha, et caetera.
Mais le vent c'est aussi le vent qui charrie la poussière de la défiance et de l'hostilité, la poussière de leurs a priori séculaires. Dans chaque ville, chaque pays, du plus proche au plus lointain, c'est le même refrain :
Et d'où venez-vous ?
Et où allez-vous ?
Et qu'est ce que vous faites comme métier ?
C'est pas un métier !
Et ça, vous l'avez volé où ?
Y de donde vienen ?
Y esto a donde la robaron ?
And where are you from ?
And where are you going ?
And what do you do for a living ?
That's not a job !
Le soleil, le vent et la poussière irrigan nuestras venas.
Mais jamais rien ni personne ne pourra nous enlever la joie des étoiles, celles de la pista."
Un sacré joueur de boules, le grand-père, un jongleur en acier, ça, c'est moi qui vous le dit...
LES MOTS, LA MUSIQUE...
Mais les boules n'étaient pour lui qu'un passe-temps. Lui, il aurait voulu être musicien. Il disait qu'il aurait voulu prendre ses racines à proximité d'un mi grave.
Un peu, voire même bien parti, il disait : "J'aurais voulu nager, papillonner dans la coda, m'immerger dans les portées, plonger dans les basses, faire la planche le temps d'un soupir, et puis respirer à la faveur d'un contre-ut, pour finalement m'échouer sur une dernière note."
Une dernière note.
Et deux générations plus tard, je me rends compte, moi aussi que
" Je rêve d'un monde composé de musique et de mots. Les clés de sol feraient tourbillonner l'alphabet. De concert, mélodies et calligrammes prendraient de la hauteur. Les rimes chatouilleraient les étoiles en bémol.
Blanche, litote... soupir, hémistiche... double trille, césure... reprise, métaphore... blue-note, point-virgule... fandango, majuscule... tout cela dans un même florilège.
Les périodes s'accrocheraient en haut des lignes, sur le fa , comme les hirondelles sur les fils électriques ; les notes s'envoleraient, cramponnées aux ailes des alexandrins. J'imagine des paragraphes comme posés sur les aigus.
Mais si j'avais su lire
J'aurais voulu écrire
Savoir, pouvoir, vouloir
Saber, poder, querer...
La parole s'envole dans les nuages du provisoire... Tandis que les écrits dessinent la mémoire, conservent les histoires..."
Une fois, j'ai croisé un homme dans un village, un écrivain public, un rémouleur de mots, un rempailleur de rhétorique, qui répétait inlassablement :
" Les livres sont les dés à coudre recélant les mers et les océans de l'imaginaire, des djinns bienveillants qui ouvrent les portes de la connaissance, qui forcent les cadenas de la clairvoyance. Les livres, pour vivre, suffisent à celui qui ne sait pas la musique."
LA PARADE
Mais ça, les livres, la musique, ce n'était pas sa vie. Sa vie à lui, c'était son métier. Et son métier, c'était banquiste. Alors, bien sûr, nombre d'entre vous ignore ce que recouvre le terme de banquiste et moi-même aurais les pires difficultés à vous l'expliquer en des termes appropriés. Néanmoins, je me souviens bien de la manière dont il procédait.
Il avait son petit matériel, léger, pratique... Et il allait sur les places des villages... Il mettait sa plus belle veste, enfin celle qu'il avait, il brossait son chapeau pour avoir l'air propre et la veille, il faisait l'annonce pour le
lendemain.
Moi, j'étais pas bien vieux mais je me souviens bien comment ça faisait... ça faisait :
"Approchez approchez
For the very first time in your town
Une représentation exceptionnelle
Un espectaculo unico
De l'inconnu
Du sensationnel
An extraordinary show
Le Cirque International
El Circo Internacional
The International Circus
Des jongleurs et des magiciens
Des acrobates et des animaux
Des funambules et des musiciens
Des clowns et des joueurs de pipeau
Mesdames et Messieurs,
Senore y Senores,
Ladies and Gentlemen,
Signorine Signori,
Damen und Herren
e tu quoque filii...
ça jette, hein...
Vous viendrez demain découvrir le merveilleux univers de la piste.
En effet, depuis des générations, le Cirque International parcourt la région, enfin quoi le monde, le monde en tous sens, semant le rire, récoltant les bravos.
J'ai dit récoltant les bravos.
Au Cirque International, vous n'applaudirez pas d'illusionnistes interlopes en chapeau claque, vous ne vous réjouirez pas à la vue de la transformation de la jolie fille NUE en un magnifique foulard jaune.
Non, mais vous pourrez contempler le plus grand magicien du monde, un disciple de Houdini, un cousin de Trieste, beau gosse, ma foi, le Majax des campings, moi-même.
Jugglers and magicians
Animals and acrobats
High-wire-walkers and musicians
Clowns and piffle players
Au Cirque International, vous ne verrez pas de jongleurs ordinaires, manipulant des objets convenus, non, mais vous verrez le jonglage du feu avec du vrai feu.
Le jonglage du feu...
Vous voulez en voir plus ?... Revenez demain !
Marabalistas y magos
Acrobatas y animales
Funambulos y musicos
Payasos y tocadores de caramillo
Au Cirque International vous ne verrez peut-être pas d'ours, ours blanc, bruns, à collier ou à perlouzes, vous ne verrez peut-être pas de girafes métalliques ou de rhinocéros de corde, vous ne verrez pas de dromadaires à deux bosses, c'est plutôt rare, mais vous pourrez assister à l'unique numéro au monde de dressage de singe... en peluche.
Et maintenant, Jean-Pierre va... Parfaitement, il s'appelle Jean-Pierre, on est pas obligé d'appeler son singe Kiki.
Jean-Pierre, que j'ai adopté en Guyane, en lisière de la jungle, près d'une poubelle, va maintenant tenter le double saut périlleux de la mort de l'au-delà à travers la roue de vélo, - on applaudit la roue de vélo -, retomber dans le panier à linge, on applaudit le panier à linge.
Tout le monde en place.
Jean-Pierre !!!
Et bien sûr, pour le plus grand plaisir des petits et des grands, nous vous offrirons une tombola au cours de laquelle vous gagnerez des prix. Contre la somme de deux €uros, regardez-moi bien, de deux €uros seulement, somme destinée à la caisse des dompteurs endommagés, vous repartirez avec des trésors que vous pourrez poser sur votre téléviseur.
A la cérémonie des nougats du Cirque International, on gagne
des mange-disques et des avale-poussières
des peluches de l'au-delà
une tour Eiffel en pots de yaourt
un camion avec les papiers
une place gratuite pour Furiani
des lots et des bibelots
du Cirque international
vous repartirez avec votre voiture à vous."
Généralement, à ce moment_là, on entendait " pin-pon ". La police arrivait ; il fallait remballer. Mais, pour la forme, le grand-père essayait de noyer le poisson du boniment dans la mer de la poétrie.
Il disait :
"Vous viendrez voir les contorsionnistes, archanges plus souples que des saules, accomplir des noeuds de chaises avec leurs corps.
Vous applaudirez des jongleurs maîtrisant puis affolant les objets les plus hostiles, contrôlant les volumes les plus abscons. Volent les bouteilles, valsent les chaises, tourbillonnent cimeterres et porcelaines.
Vous viendrez parce que vous ressortirez les mirettes en papillottes, la sonrisa en arco-iris, l'âme en déroute de tant d'imprévisible impalpable, coloré..."
Oui, bon, d'accord, on y va, on y va... Vamos.
LE REVE DU VIEUX, LA LEGENDE DE L'ANCETRE
Et voilà. C'était souvent comme ça, déballer, remballer. Et dans la ville suivante, c'était souvent pareil...
Heureusement, il lui arrivait parfois de rêver.
Derrière ses paupières, il redessinait ses souvenirs. Il ronflait d'agréables mensonges, intrépides, victorieux, parfaitement, victorieux. C'était comme une armoire de la mémoire falsifiée, une foule d'histoires dans les tiroirs.
Pourtant son univers réel n'était pas bien riche. Une palanquée de bordilles, de tout et de rien, un paquet de lessive, une boîte à musique, un annuaire périmé pour caler le pied de la chaise mais c'était suffisant pour qu'il rêvât.
Enfant, il jouait avec des cubes, et sur ces cubes il y avait des animaux. Il se plaisait à croire qu'il avait commencé là son existence de dompteur. Bien sûr, au début ce n'était pas très spectaculaire... Mais dans ses rêves, ce n'étaient plus des cubes mais de vrais animaux, des objets insolites qui tournaient dans la piste, qui jouaient à saute-mouton.
Plus tard, dans sa jeunesse, il aurait eu un lama, qu'avec beaucoup de malice, il aurait appelé Serge. Il aurait monté des numéros de lions, de girafes et de crocodiles. Il aurait fait chevaucher un caniche par un élephant. Il aurait présenté un rhinocéros funambule. Il aurait fait le tour du monde sous les applaudissements rythmés des foules en délire.
A travers le cerceau il aurait fait danser ensemble des poules et des renards, s'embrasser des chiens et des chats, s'aimer des chasseurs et des proies.
Parfaitement, des chasseurs et des proies.
Mais il ne se serait pas arrêté là. Il aurait apprivoisé des gaines de chauffage, des tracto-pelles en osier, des sourires carnassiers, des policiers désobligeants, ainsi qu'une foultitude d' autres pléonasmes, et tout cela dans une incroyable sarabande...
Mais tout cela n'était que rêves, songes et mensonges.
Un jour qu'il sétait réveillé d'une de ces épopées imaginaires, il s'était mis en tête de dresser des balles de ping-pong. Il devait partir sur le champ, dans la forêt, avec son ancètrophone, capturer des balles de ping-pong vivantes, et leur faire faire un numéro qui le rendrait célèbre dans le monde entier.
Et le voilà qui part à la chasse...
Quand il revenait, il disait qu'il en avait capturé mais il n'était jamais en mesure de les montrer. Rétives à toute forme d'exhibition, elles se volatilisaient.
Tout le monde commença à le croire fou, à mesure qu'il persévérait dans son entreprise malheureuse. Il vieillissait à vue d'oeuil. Il marmonait sans cesse, il se traitait lui-même de vieux condamné. Il disait qu'à vouloir mordre du rêve, il s'était cassé les dents, que plus rien ne le retenait s'il n'arrivait à dompter l'impossible.
Parfaitement, l'impossible.
Il ne bougeait plus beaucoup ; il restait assis.
Rêvant de moins en moins, il allait de mal en pis, de plus en plus décrépit.
LA DISPARITION
Et un jour il y a eu une fête, une grande fête, un baptème. Tout le monde criait, riait, chantait, dansait, tirait des coup de feu en l'air.
Personne n'a fait attention au vieux quand il s'est levé. Pourtant c'était devenu de plus en plus rare. Mais tout le monde était déjà un peu saoul, la nuit était bien avancée. La musique faisait tourbillonner les corps ; personne ne l'a entendu lorsqu'il a dit :
" Je vais partir. Je suis las de ne pouvoir carresser l'indicible. Je vais partir.
Bientôt je ne serai plus. Je m'en vais loin d'ici mais je ne cahoterai plus de ville en ville, je n'emprunterai plus de ces chemins de traverse qui mènent d'un continent l'autre, mes yeux immobiles, jadis mobiles, ne convertiront plus la geografia en moneda de prosa.
De même je ne tracerai plus de pistes improbables pour présenter des numéros convenus, vendre pour trois fois rien de l'illusion sur les places de village, dans les artères des villes, dans les veines des bourgades.
Je suis fatigué. A trop vouloir forcer les portes du paradis terrestre, à trop vouloir de la libertad, à trop vouloir vivre autrement dans un monde contraignant, je me suis usé.
Je suis fatigué.
Ce qui me reste de vida me rend à la realidad du temps qui passe, du rêve qui casse. Entreprise d'inconscient que de vouloir détourner l'inimaginable.
Parfaitement, l'inimaginable, parfaitement.
Mais je ne serai jamais gisant
Là-haut je rêverai d'autre chose
Je vivrai d'autre part
Désormais l'apesanteur me fait escorte
Vous pouvez garder les guitares ; j'emporte la musique
Je pars au petit matin, mais en grand angle "
Fin de l' "HISTOIRE"
Gino s'est éteint ce mercredi 13 janvier à 11h 45, en paix.
C'était son histoire.